Vues stratigraphiques

Voilà plus de vingt ans que Nicolas Tourte photographie des fragments de paysage qu’il ordonne ensuite par strates, dressant des vues en coupes géologiques. Ces photomontages avoisinant les trois cent semblent aborder tant la formation de notre Terre que la variété des érosions ou des exploitations qu’elle subit. On y aperçoit des traces de passages, celui du temps tout autant que ceux des bêtes, ou encore ceux des hommes et de leurs machines. Les jeux de lignes, de coupes, de veines, de tranches révélant le métamorphisme des roches et des sédiments nous donne à voir des motifs complexes qui constituent par leur juxtaposition une sorte de catalogue graphique des mouvements de la croute terrestre.

Ces vues stratigraphiques organisent une accumulation forcenée de signes recomposées, passées à la moulinette ou au presse purée, contraignant l’image de la même manière que les temps géologiques ont contraint la surface terrestre, se faisant dresser les montagnes et creuser les océans. Il y a là dedans des forces telluriques pétrissant et triturant les couches jusqu’a rendre courbe et flasque toute matière, coulant et s’étalant comme un trait de peinture lentement brossé. Ce sont des architectures naturelles improbables qui redessinent l’écorce terrestre pour mieux l’appréhender, s’approchant peu ou prou des échelles temporelles qui les ont façonnées et dont nous sommes exclus tant notre existence sur cette terre se réduit comparativement à peau de chagrin.

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage, nous conseillait Nicolas Boileau, comparant le travail du poète à celui minutieux de la couturière. Ce vers prendra toute sa dimension en regard de l’accumulation répétitive mise en œuvre. Comme s’il s’agissait de revenir sans cesse à la même besogne pour s’assurer que ni le temps passé ni les gestes répétés ne laissent fuir les âges, comme si la répétition inlassable du même dispositif permettrait d’en comprendre le mécanisme, ou du moins d’en conjurer les effets. On pensera au mythe de Sisyphe, roulant éternellement une lourde pierre ronde, mais qui ici creuserait un sillon transperçant profondément la roche à tel point que la colline en serait traversée de part en part puis creusant encore à tel point que cette même colline s’inverserait dans les tréfonds. Ce qui est dessus se retrouverait en dessous. Ainsi s’érigent ces murailles comme autant de demeures mises sens dessus dessous, notre maison commune, la Terre, soudainement mise à nue et secouée, ébranlée et découpée, autant de pièces éparses que l’on visite hagard, et dont les motifs des tapisseries et autres ornementations murales nous rappellent la splendeur d’un spectacle millénaire dont nous ne saisissons qu’une infime partie.

Pascal Marquilly

Texte écrit pour l’exposition « Terrain vague » à la Sécu (espace d’art contemporain) et le projet art-science « IEAC » janvier 2024

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