Ceci n’est pas un texte critique
Tel un chargé de projet de l’expérience en magasin explorant les allées du bureau des questions du futur, j’arpente les espaces imaginaires de Nicolas Tourte, dont la malice dans le regard se coordonne à une forme douce-amère de mélancolie, pas noire, légère, élégante, à la façon d’un Tristram Shandy1.
Je suis un marcheur du ciel, j’écoute la voix détournée de Rickie Lee Jones par The Orb dans Little Fluffy Clouds2 : « Il y avait toujours des petits nuages cotonneux, c’était beau, en fait c’étaient les plus beaux ciels. Les couchers de soleil étaient pourpre, rouge, jaune et les nuages se saisissaient des couleurs. J’avais l’habitude de les observer tout le temps quand j’étais enfant. »
Les nuages me portent aussi haut et loin que je peux aller et Julie Kristeva3 me glisse à l’oreille qu’il y a un besoin de croire qui précède le désir de savoir.
En 1787, le Suisse Horace-Bénédict de Saussure a tenté l’inverse en inventant le cyanomètre, instrument capable de mesurer la profondeur du bleu du ciel afin de prédire le temps et dont aujourd’hui il reste la poésie. Il voulait rapporter un échantillon du ciel. Comme l’écrivait Henry David Thoreau dans sa correspondance à Ralph Waldo Emerson : « Dieu merci ils ne peuvent pas abattre les nuages »4
Il aurait pu tout aussi bien signer Le Manifeste du nuage5 :
Nous croyons que les nuages sont injustement dénigrés et que la vie sans eux serait incommensurablement pauvre.
Nous jurons de combattre la pensée « ciel-bleu » partout où nous la trouverons. La vie serait insipide si nous devions regarder chaque jour des ciels sans nuage.
Nous cherchons à rappeler aux gens que les nuages sont l’expression de l’état d’esprit de l’atmosphère, comme celui d’une personne.
Nous croyons que les nuages sont faits pour les rêveurs et que leur contemplation enrichit l’âme. En réalité, tous ceux qui distinguent des formes dans les nuages économiseront de l’argent en évitant une psychanalyse.
Et donc nous disons à ceux qui veulent l’entendre :
Levez les yeux, émerveillez-vous de l’éphémère beauté, et toujours se souvenir de vivre la tête dans les nuages !
Alors me revient en mémoire des images furtives de Magritte6.
La poésie des nuages.
Ou de Mister Chance7 marchant vers eux dans un ciel d’hiver.
Les nuages, mon temps s’y glisse, c’est l’observatoire de mes divagations, là où se perchent mes amis. Le ciel bleu est une salle d’attente vide. Celui qui vient, peut-être est-ce le plus beau, le plus soyeux au regard, une nappe d’une extrême délicatesse qu’un souffle pourrait déchirer. Ses formes rappellent une voile sous un vent léger, à peine une brise, le contour est irrégulier, des débuts de lambeaux car il s’effondre sur lui-même, comme s’il était soumis aux identiques lois de la matière, c’est un trou blanc au fond duquel perce le bleu.
Les nuages sur un parapluie, un cours d’eau infini, un toit brisé ouvert sur le ciel, Nicolas Tourte fait renaître le plaisir de l’enfance, ces moments de magie composés d’images en mouvement comme une proposition foraine, naturelle et naïve, veut-on croire, nous savons que c’est pour de faux mais comme dans le théâtre d’objets, ce qu’offre son travail ne se dissimule pas, tout y est donné, ludique et joyeux…
Dans sa thèse sur l’(A)pesanteur et art contemporain, Mathilde Jouen8 cite Gilles Lipovetsky dans De la légèreté : « À l’évidence, l’art contemporain s’emploie à prolonger la conquête millénaire de la légèreté esthétique. Aujourd’hui comme hier, s’exerce la fascination de l’aérien consubstantielle à l’esprit humain, l’attrait poétique que représente ce qui nous délivre de notre poids. » Cela convient, délicatesse des images et légèreté donnée aux éléments mais Nicolas Tourte distille le doute en usant d’un humour aussi discret que féroce, relevant typiquement du non-sens, qui suscite d’abord l’amusement puis qui, à force de décalages, dévoile un état possible du réel par l’absurde.
Face à la ludification de notre environnement quotidien, il propose un miroir déformant qui tord le sens commun de nos perceptions au sein d’un parcours dont on ne peut s’échapper. Drôle et inquiétant.
« Infini, quand tu nous tiens… »
Luc Brou
1 Sterne Laurence, La Vie et les Opinions de Tristram Shandy Gentleman, (1759-1767), Gallimard, 2012.
2 The Orb, Little Fluffy Clouds, http://www.theorb.com
3 Les nouveaux chemins de la connaissance, conférence de la Sorbonne, 03/02/2017, https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/lannee-vue-par-la-philosophie-55-luniversel-lepreuve-du-mal
4 Thoreau Henry David, Emerson Ralph Waldo, Correspondance (1837-1863), Éditions du Sandre, 2009.
5 https://cloudappreciationsociety.org/manifesto/
6 http://www.magritte.be
7 Ashby Hal, Being There, avec Peter Sellers (1979).
8 Jouen Mathilde, (A)pesanteur et art contemporain (thèse), Université de Paris 8, Esthétique, Sciences et Technologies des arts, 2016